martes, 6 de mayo de 2025

Charles Baudelaire: Poemas en prosa XII. Las muchedumbres

 

XII

LES FOULES

 

Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.

Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poëte actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas la peine d’être visitées.

Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.

Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.

Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s’est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.

 

XII

LAS MUCHEDUMBRES

 

No a todos está dado mezclarse con la multitud: gozar de la muchedumbre es un arte; y el único que puede darse, a costa del género humano, un atracón de vitalidad, es aquel a quien un hada le ha insuflado en la cuna el gusto por el disfraz y la máscara, el odio al domicilio y la pasión por el viaje.

Multitud, soledad: términos iguales e intercambiables para el poeta activo y fecundo. Quien no sabe poblar su soledad, tampoco sabe estar solo en medio de una muchedumbre atareada.

El poeta goza del incomparable privilegio de poder ser, a su antojo, él mismo y alguien distinto. Como esas almas errantes que buscan un cuerpo, entra, cuando así lo quiere, en el personaje de cualquier otro. Para él, sólo para él, todo lugar está vacante; y si algunos parecen estarle vedados, es porque estima que no vale la pena visitarlos.

El caminante solitario y pensativo encuentra una singular embriaguez en esa comunión universal. El que se une fácilmente a la muchedumbre experimenta deleites febriles, de los que se estarán eternamente privados el egoísta, cerrado como un baúl, y el perezoso, recluido como un molusco. Adopta como suyas todas las profesiones, todas las alegrías y todas las miserias que las circunstancias le presentan.

Lo que los hombres llaman amor es muy pequeño, muy restringido y muy débil, comparado con esa inefable orgía, con esa santa prostitución del alma que se entrega por entero, poesía y caridad, a lo imprevisto que se muestra, a lo desconocido que pasa.

Está bien enseñarles a veces a los felices de este mundo, aunque más no fuese para humillar por un momento su tonto orgullo, que hay felicidades superiores a la suya, mayores y más refinadas. Los fundadores de colonias, los pastores de pueblos, los sacerdotes misioneros exiliados en los confines de la tierra, conocen sin duda algo de esas misteriosas embriagueces; y, en el seno de la vasta familia que su genio se ha formado, deben reírse a veces de los que se compadecen de ellos por su destino tan agitado y su vida tan casta.

 

CHARLES BAUDELAIRE

Traducción de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán