À UNE PASSANTE
La rue
assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en
grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa,
d'une main fastueuse
Soulevant,
balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble,
avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais,
crispé comme un extravagant,
Dans son oeil,
ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui
fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair... puis
la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard
m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je
plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien
loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où
tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse
aimée, ô toi qui le savais !
A LA QUE PASA
La avenida estridente en torno de mí aullaba.
Alta, esbelta, de luto, en pena majestuosa,
Pasó aquella muchacha. Con su mano fastuosa
Casi apartó las puntas del velo que llevaba.
Ágil y ennoblecida por sus piernas de diosa,
Me hizo beber crispado, en un gesto demente,
En sus ojos el cielo y el huracán latente;
El dulzor que fascina y el placer que destroza.
Relámpago en tinieblas, fugitiva belleza,
Por tu brusca mirada me siento renacido.
¿Volveré acaso a verte? ¿Serás eterno olvido?
¿Jamás, lejos, mañana?, pregunto con tristeza.
Nunca estaremos juntos. Ignoro adónde irías.
Sé que te hubiera amado. Tú también lo sabías.
L'ALBATROS
Souvent, pour s'amuser,
les hommes d'équipage
Prennent des
albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent,
indolents compagnons de voyage,
Le navire
glissant sur les gouffres amers.
A peine les
ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de
l'azur, maladroits et honteux,
Laissent
piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons
traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé,
comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si
beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son
bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en
boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est
semblable au prince des nuées
Qui hante la
tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol
au milieu des huées,
Ses ailes de
géant l'empêchent de marcher.
EL ALBATROS
Por divertirse a veces suelen los marineros
Cazar a los albatros, aves de envergadura,
Que siguen, en su rumbo indolentes viajeros,
Al barco que se mece sobre la amarga hondura.
Apenas son echados en la cubierta ardiente,
Esos reyes del cielo, torpes y avergonzados,
Sus grandes alas blancas abaten tristemente
Como remos que arrastran a sus cuerpos pegados.
¡Este viajero alado, oh qué inseguro y chico!
¡Hace poco tan bello, qué débil y grotesco!
¡Uno con una pipa le ha chamuscado el pico,
Imita otro su vuelo con renqueo burlesco!.
El Poeta es semejante al príncipe del cielo
Que puede huir las flechas y el rayo frecuentar;
Entre mofas y risas exiliado en el suelo,
Sus alas de gigante le impiden caminar.
L'HOMME ET LA MER
Homme libre,
toujours tu chériras la mer !
La mer est ton
miroir ; tu contemples ton âme
Dans le
déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit
n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à
plonger au sein de ton image ;
Tu l'embrasses
des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait
quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette
plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous
les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n'a
sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne
connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes
jaloux de garder vos secrets !
Et cependant
voilà des siècles innombrables
Que vous vous
combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous
aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs
éternels, ô frères implacables !
EL HOMBRE Y LA MAR
¡Para siempre, hombre libre, a la mar tu amarás!
Es tu espejo la mar; mira, contempla tu alma
En el vaivén sin fin de su oleada calma,
Y tan hondo tu espíritu y amargo sentirás.
Sumergirte en el fondo de tu imagen te dejas;
Con tus ojos y brazos la estrechas, y tu ardor
Se distrae por momentos de su propio rumor
Al salvaje e indomable resonar de sus quejas.
Oscuros a la vez ambos sois y discretos:
Hombre, nadie sondeó el fondo de tus simas,
Tus íntimas riquezas, oh mar, a nadie arrimas,
¡Con tan celoso afán calláis vuestros secretos!.
Y en tanto van pasando los siglos incontables
Sin piedad ni aflicción vosotros os sitiáis,
De tal modo la muerte y la matanza amáis,
¡Oh eternos combatientes, oh hermanos implacables!
RECUEILLEMENT
Sois sage, ô ma
Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le
Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère
obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant
la paix, aux autres le souci.
Pendant que des
mortels la multitude vile,
Sous le fouet du
Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des
remords dans la fête servile,
Ma douleur,
donne-moi la main ; viens par ici,
Loin d'eux. Vois
se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons
du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond
des eaux le Regret souriant ;
Le Soleil
moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long
linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma
chère, entends la douce Nuit qui marche.
RECOGIMIENTO
Cálmate, dolor mío, y tu angustia serena.
Anhelabas la noche. Ya desciende. Aquí está.
Una atmósfera oscura cubre a París. Traerá
A unos cuantos la paz, a otros muchos la pena.
Mientras la muchedumbre que se rinde al placer
Su verdugo inclemente por las calles anhela
Cazar remordimientos bajo la fiesta en vela,
Tú, dolor, ven a mí. Dame la mano al ver
Que es posible escaparse de los ya muertos años
Con sus antiguos trajes en el balcón celeste.
Ya brotan, como salen del mar, los desengaños,
Cuando el sol, bajo un arco, se muere en lontananza.
Ahora, tal un sudario que desciende del este.
Observa, mi dolor: la inmensa noche avanza.
QUE DIRAS-TU CE SOIR; PAUVRE ÂME SOLITAIRE
Que diras-tu ce
soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon
coeur, coeur autrefois flétri,
A la très-belle,
à la très-bonne, à la très-chère,
Dont le regard
divin t'a soudain refleuri ?
- Nous mettrons
notre orgueil à chanter ses louanges :
Rien ne vaut la
douceur de son autorité ;
Sa chair
spirituelle a le parfum des Anges,
Et son oeil nous
revêt d'un habit de clarté.
Que ce soit dans
la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans
la rue et dans la multitude,
Son fantôme dans
l'air danse comme un flambeau.
Parfois il parle
et dit : " Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour
de moi vous n'aimiez que le Beau ;
Je suis l'Ange
gardien, la Muse et la Madone. "
¿QUÉ DIRÁS ESTA NOCHE, POBRE ALMA SOLITARIA?
¿Qué dirás esta noche, pobre alma solitaria?
¿Qué dirás, corazón marchito hace tan poco,
A la bella, a la buena, a la adorada
Bajo cuya mirada floreciste de nuevo?
El orgullo emplearemos en cantar sus alabanzas;
Nada iguala el encanto de su poder sobre ti,
Su carne espiritual tiene divino perfume,
Y nos visten con purísimas ropas sus ojos.
En medio de la noche y de la soledad,
O a través las calles, de gentío rodeado,
Danza como una antorcha su fantasma en el aire.
A veces habla y dice: "Yo soy la bella y ordeno
Que, por amor a mí, no améis sino lo bello;
Soy el ángel guardián, la Musa y la Madona".
ENIVREZ-VOUS !
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne
pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche
vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi? De vin, de poésie
ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez vous.
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un
fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse
déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à
l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui
roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est
; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront :
"Il est l'heure de s'enivrer !
Pour n'être pas
les esclaves martyrisés du temps, enivrez vous sans cesse !
De vin, de poésie
ou de vertu, à votre guise."
EMBRIÁGUENSE
Hay que estar ebrio siempre. Todo
reside en eso: ésta es la única cuestión. Para no sentir el horrible peso del Tiempo
que nos rompe las espaldas y nos hace inclinar hacia la tierra, hay que
embriagarse sin descanso. Pero, ¿de qué? De vino, de poesía o de virtud, como mejor
les parezca. Pero embriáguense.
Y si a veces, sobre las gradas de un palacio,
sobre la verde hierba de una zanja, en la soledad huraña de su cuarto, la ebriedad
ya atenuada o desaparecida ustedes se despiertan pregunten al viento, a la ola,
a la estrella, al pájaro, al reloj, a todo lo que huye, a todo lo que gime, a
todo lo que rueda, a todo lo que canta, a todo lo que habla, pregúntenle qué
hora es; y el viento, la ola, la estrella, el pájaro, el reloj, contestarán:
“¡Es
hora de embriagarse!
Para no ser los esclavos martirizados del Tiempo, ¡embriáguense,
embriáguense sin cesar! De vino, de poesía o de virtud, como mejor les parezca.