miércoles, 22 de enero de 2025

Charles Baudelaire: Poemas en prosa X. A la una de la madrugada

À ARSÈNE HOUSSAYE 

Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superfine. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier.

J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.

Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ?

Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m’ait pas porté bonheur. Sitôt que j’eus commencé le travail, je m’aperçus que non-seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s’appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s’enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu’humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poëte d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire.

Votre bien affectionné,

C. B.

A ARSÈNE HOUSSAYE

Mi querido amigo, le envío una pequeña obra, de la cual no se podría decir, sin injusticia, que no tiene ni pies ni cabeza, puesto que, al contrario, todo en ella es, al mismo tiempo, cabeza y pies, alternativa y recíprocamente. Considere, se lo ruego, qué admirables comodidades esta combinación nos ofrece a todos, a usted, a mí y al lector. Podemos cortar dónde queramos, yo mi ensoñación, usted el manuscrito, el lector la lectura; porque no dejo que la esquiva voluntad de éste quede pendiendo del hilo interminable de una intriga sutilísima. Saque usted una vértebra, y las dos partes de esta tortuosa fantasía volverán a juntarse sin esfuerzo. Despedácela en numerosos fragmentos, y verá que cada uno puede existir por separado. Con la esperanza de que algunos de estos trozos estarán lo bastante vivos para darle placer y entretenimiento, me atrevo a dedicarle la serpiente completa.

Tengo que hacerle una pequeña confesión. Hojeando, por vigésima vez al menos, el famoso Gaspar de la Noche, de Aloysius Bertrand (¿un libro que usted y yo, y algunos de nuestros amigos, conocemos no tiene todo el derecho a ser llamado famoso?), se me ocurrió la idea de intentar algo análogo, y de aplicar a la descripción de la vida moderna o, más bien, de una vida moderna y más abstracta, el procedimiento que él había aplicado a la pintura de la vida antigua, tan extrañamente pintoresca.

¿Quién de nosotros no ha soñado, en sus días de ambición, con el milagro de una prosa poética, musical sin ritmo y sin rima, lo bastante flexible y lo bastante abrupta como para adaptarse a los movimientos líricos del alma, a las ondulaciones de la ensoñación, a los sobresaltos de la conciencia?

Es sobre todo de la frecuentación de las ciudades inmensas, del entrecruzamiento de sus innumerables relaciones, que nace ese ideal obsesivo. Usted mismo, mi querido amigo, ¿no ha intentado mostrar en una canción el grito estridente del Vidriero, y expresar en una prosa lírica todas las desoladoras sugerencias que ese grito lanza hasta las mansardas, a través de las más altas brumas de la calle?

Pero, para decir la verdad, temo que mi envidia no me haya traído suerte. Apenas comencé el trabajo, me di cuenta de que no sólo me quedaba muy lejos de mi misterioso y brillante modelo, sino incluso que hacía algo (si es que esto puede llamarse algo) singularmente diferente, accidente del cual cualquier otro fuera de mí se enorgullecería quizás, pero que no puede sino humillar profundamente a un espíritu que ve como el más grande honor del poeta realizar únicamente aquello que proyectó hacer.

Suyo muy afectuosamente,

CHARLES BAUDELAIRE 


X

À UNE HEURE DU MATIN

 

Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même.

Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D’abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.

Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d’une revue, qui à chaque objection répondait : « — C’est ici le parti des honnêtes gens, » ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d’acheter des gants ; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m’a prié de lui dessiner un costume de Vénustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m’a dit en me congédiant : « — Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z… ; c’est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons ; » m’être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n’ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j’ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle ; ouf ! est-ce bien fini ?

Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise !

 

X

A LA UNA DE LA MADRUGADA

 

¡Al fin! ¡Solo! Ya no se oye más que el rodar de algunos coches de alquiler retrasados y exhaustos. Por unas horas tendremos silencio, si no reposo. ¡Al fin!, la tiranía del rostro humano* ha desaparecido y mis sufrimientos sólo se deberán a mí mismo.

     ¡Al fin! ¡Se me permite, pues, descansar en un baño de tinieblas*! Para empezar, doble vuelta de llave. Me parece que esa vuelta de llave aumentará mi soledad y fortalecerá las barricadas que actualmente me separan del mundo.

     ¡Horrible vida! ¡Horrible ciudad! Repasemos el día: he visto a varios hombres de letras, uno de los cuales me preguntó si se podía ir a Rusia por vía terrestre (sin duda creía que Rusia es una isla); he discutido generosamente con el director de una revista*, que respondía a cada objeción: “Aquí están las personas de bien”, lo que implica que todos los demás periódicos están redactados por pícaros; he saludado a unas veinte personas, quince de las cuales me son desconocidas; he repartido apretones de mano en igual proporción, y sin tomar la precaución de comprarme un par de guantes; he subido durante un chubasco, para matar el tiempo, a casa de una ramera*, que me rogó que le dibujara un traje de Venusa; he adulado a un director de teatro, que me dijo al despedirme: “Quizás usted haría bien en hablar con Z…; es el más lerdo, el más bobo y el más célebre de todos mis autores, con él quizás usted podría lograr algo. Vaya a verlo y luego veremos”; me he vanagloriado (¿por qué?) de varias malas acciones que nunca cometí, y he negado cobardemente algunas otras fechorías que llevé a cabo alegremente, delito de fanfarronería, crimen de respeto humano; le he negado a un amigo un favor fácil, y le he dado una carta de recomendación a un perfecto sinvergüenza; ¡uf!, ¿no habrá nada más?

     Descontento con todos y descontento conmigo mismo, querría por cierto redimirme y enorgullecerme un poco en el silencio y la soledad de la noche. Almas de aquellos que he amado, almas de aquellos que he cantado, fortalézcanme, sosténganme, alejen de mí la mentira y los vapores corruptores del mundo, ¡y tú, Señor Dios mío, concédeme la gracia de producir algunos bellos versos que me demuestren a mí mismo que no soy el peor de los hombres, que no soy inferior a aquellos a los que desprecio!

 

Traducción, para Literatura & Traducciones, de Miguel Ángel Frontán

 

Notas de Massimo Colesanti para su edición en italiano (véase más abajo)

Publicado en La Presse, el 27 de agosto de 1862. Se trata de un clásico “examen de conciencia” vespertino, a yuxtaponer con La Fin de la journée (CXXIV) en Las Flores del Mal, y con L'Examen de minuit, entre los poemas añadidos a la tercera edición. No falta tampoco la oración final a Dios. Sin embargo, mientras se arrepiente de muchas fechorías y se declara disgustado con todo y consigo mismo, Baudelaire reitera muchas de sus aversiones: por los literatos ignorantes, por los directores de periódicos y teatros, por la hipocresía y la mentira de las relaciones humanos, etc. Un balance infructuoso de un día, que sólo la “gracia” de poder seguir haciendo bellos versos, de sentirse superior a los que desprecia, puede compensar.

1. la tyrannie de la face humaine: es una expresión de De Quincey, que Baudelaire había traducido y comentado en Un mangeur d'opium.

2. Véase especialmente el último verso de La Fin de la journée: “¡Oh rafraîchissantes ténèbres!”.

3. Para la aversión de Baudelaire por los redactores de periódicos y revistas, debido evidentemente a recuerdos personales, véase especialmente Mon cœur mis à nu, XXVIII, 50 y XLII, 77. 4.. Cf. Fusées, VII, 10, y XI.

5. sauteuse: el término aquí es equívoco, significa acróbata y bailarina de circo, pero también cortesana, ramera; sin embargo aquí Baudelaire lo utiliza en sentido despectivo.

 

X

One A.M. 

Finally! Alone! No longer hearing anything but the rumble of a few hackneys delayed and exhausted. For several hours we ’ll have silence, if not repose. Finally! the tyranny of the human face has disappeared and from now on my sufferings will be my own.

Finally I’m allowed to relax, bathed in shadows. First, a double turn of the lock. Turning the key seems to me to increase my solitude and raise the barricade that effectively separates me from the world.

Horrible life! Horrible city! Let’s go over my day: having seen some men of letters, one of whom asked me can you go to Russia by land (apparently assuming that Russia is an island); argued at length with the director of a review, who to each of my objections replied, “We ’re all gentlemen here,” as if to say that every other paper is put out by rogues; greeted a couple dozen people, three quarters of whom I didn’t know; shook hands with a like number, without the precaution of gloves; during a rain, to kill time, went to see a lady tumbler who wanted me to design a costume for Vénustre; paid court to a theatre director who, dismissing me, said, “You might do better consulting with Z— —, dullest, stupidest and most famous of my authors, the two of you might come up with something—go see him and then we ’ll talk about it”; bragged (why?) about several nasty things I hadn’t done and denied in cowardly fashion some misdeeds in which I had luxuriated, flagrant braggadocio, offenses to human dignity; refused a friend an easy favor and wrote a recommendation for a perfect skunk; oof! can that be all?

Annoyed by everyone and annoyed with my self, I’d like to be redeemed and gain a little self-respect in the silence and solitude of the night. Souls of those I’ve loved, souls of those I’ve sung, strengthen me, sustain me, take from me the world’s lies and breath of corruption. And you, Lord God, accord me the grace to produce a few beautiful lines, enough to prove to myself that I am not the worst of men, that I am not beneath even those for whom I have such contempt!

 

Translated by KEITH WALDROP 

X

ALL’UNA DEL MATTINO

     Finalmente! Solo! Si sente soltanto la corsa di qualche carrozzetta attardata, sfinita. Per qualche ora il silenzio, se non il riposo, sarà nostro. Finalmente! La tirannia del viso umano è scomparsa; non soffrirò più se non di me stesso.

    Finalmente! Dunque potrò ristorarmi in un bagno di tenebre! Innanzitutto, due giri di chiave alla porta. Mi sembra che questo doppio giro di chiave aumenterà la mia solitudine e rafforzerà le barriere che ora mi separano dal mondo.

    Che vita orribile! Che città orribile! Ricapitoliamo la giornata: visti parecchi letterati; uno mi ha chiesto se è possibile andare in Russia via terra (prendeva certamente la Russia per un’isola); litigato generosamente con il direttore di una rivista che ad ogni obiezione rispondeva: «Questo è il partito dei galantuomini», il che sottintende che tutti gli altri giornali sono redatti da furfanti; salutato una ventina di persone, quindici delle quali mi sono sconosciute; distribuito strette di mano in uguale proporzione, senza aver presa la precauzione di comprarmi dei guanti; fatta una visita, tanto per ammazzare il tempo durante un acquazzone, ad una acrobata che mi ha pregato di disegnarle un costume da Venerustal; corteggiato un direttore di teatro che congedandomi mi ha detto: «Sarebbe bene che vi rivolgeste a Z ... ; è il più pesante, il più stupido e il più celebre dei miei autori; forse con lui combinerete qualcosa. Andate da lui, poi vedremo»; vantatomi (perché?) di parecchie brutte azioni mai commesse e vigliaccamente negate altre canagliate compiute con gioia, delitto di spacconata, crimine di rispetto umano; negato ad un amico un favore facile e data una raccomandazione scritta ad un perfetto mascalzone. Auff! Ho proprio finito?

    Scontento di tutti e scontento di me, vorrei veramente riscattarmi e prendere un po’di orgoglio nel silenzio e nella solitudine della notte. Anime di quelli che ho amato, anime di quelli che ho cantato, sostenetemi, allontanate da me la menzogna e i fumi della corruzione mondana! E voi, Signore mio Dio! Concedetemi la grazia di creare qualche bel verso che dimostri a me stesso che non sono l’ultimo degli uomini, che non sono inferiore a quelli che disprezzo!

 

Traduzione de MASSIMO COLESANTI