Le docteur Jésus-Christ Mardrus
Le docteur Jésus-Christ Mardrus est le seul homme que je tutoie, parce que depuis vint-cinq ans il ne m’a pas un seul instant manqué de respect, et mérite, par conséquent, à ce titre et à bien d’autres, cette distinction.
Mon père, homme d’un seul monde — le sien — mon père moins perspicace, m’ayant voituré jusqu’au Point-du-Jour où habitaient alors les Mardrus, en voyant le docteur m’accueillir, ses yeux orientaux comme soulignés de khôl derrière son pince-nez, hésita à me laisser à la « Roseraie », ne fût-ce que le temps de son tour au Bois. Il me retrouva les bras pleins de livres et de roses, contente de lui montrer mes dédicaces, et mue d’un tel entrain littéraire qu’il fut rassuré, quoique dépité que pusse préférer ces gens-là à ceux des fêtes mondaines où il tâchait encore de m’entrainer.
Toute à mes nouveaux amis, je luis fis faux bond sur un yacht où un fiancé en perspective m’attendait, ayant à eux deux arrangé ma présentation à la cour d’Angleterre. Mais il comptait sans ma nature qui lui tint tête, parfois avec trop de rigueur, jusqu’au bout.
Le docteur et Mme Mardrus m’ouvraient le mondes des Mille et une nuits et celui des lettres. Et aucune pensée ambiguë, intéressée ou vicieuse ne s’y glissait. Et si le docteur une fois me proposa, devant son épouse, de me soumettre au devoir d’enfanter pour eux, c’était pour repartir avec plus de justice le travail entre nous. Que je portasse son enfant à la place de sa femme, à qui son œuvre littéraire n’en laissait pas le temps, lui semblait la chose la plus naturelle du monde. Mais ma nature encore une fois s’opposa et, malgré mon oisiveté et l’honneur qu’il me faisait, j’ai dû refuser.
C’est sans doute dans des circonstances d’une originalité semblable que le docteur Mardrus choque le commun des hommes.
Ne faut-il pas être un pur pour oser outrepasser aussi candidement les convenances, qui sont parfois fondées sur des complications bien moins honnêtes ? Et si, comme Candide, il enfreint les usages, c’est qu’ils en ont souvent besoin.
À d’autres moments, n’agit-il pas, tel François Villon, par joyeuse nécessité ? D’ailleurs la morale est faite pour ceux qui n’ont pas assez de santé morale pour la mépriser au besoin, et ne faut-il pas être doué d’un bien autre courage pour refuser de s’y conformer ?
Les méfaits et maléfices du docteur Jésus-Christ Mardrus sont tellement cousus de fil blanc qu’il arrivent à lui faire comme un manteau d’innocence !
Et les demi-impurs, les trois-quarts-impurs, les impurs tout à fait s’en plaignent, eux qui se cachent sous toute une confection au rabais prise à l’étalage des mœurs en pleine faillite.
Par une espièglerie d’André Germain, le docteur Mardrus se trouva le voisin de table de Mme L. M… qu’il croyait son ennemie. Et, dès le potage, se sentant en eau trouble, il la menaça de son autre voisine, qui était moi. « Cette amie de toujours, lui dit-il, arracherait les yeux à qui oserait me regarder sans bienveillance ». Mme L. M…, amusée de se sentir visée, me questionna. Et je lui avouai que, n’aimant pas le gaspillage, je m’efforcerais d’abord, avant d’arracher des yeux, de les éclairer.
Une autre dame expliquait à mon ami qu’elle le craignait à cause du mal qu’il disait.
— Moi, dire du mal, madame, perdre mon temps à dire du mal ? Si j’en veux à quelqu’un, je lui en fais.
Lui parlant d’un confrère que je m’évertuais à mettre dans une situation plus en rapport avec ses besoins et aptitudes, le docteur Jésus-Christ affirma que c’était sa moitié italienne qui poussait mon protégé à ce quémandage qui veut que tout le monde s’occupe de lui.
— Et dis-moi en quoi, blonde, il est plus intéressant qu’un autre qui ne demande rien ?
Le docteur Mardrus ne réagit en aucune circonstance d’une façon prévue — c’est sans doute ceci qui le rend à certains si inquiétant.
La préface de sa Reine de Saba expose éloquemment son malaise d’exilé : On veut savoir où exactement commence l’Orient ?
Là où finit la vulgarité.
J’abrège de mémoire, mais voici le texte de Mardrus (préface à la Reine de Saba) dans son intégrité et sa splendeur :
Mais cet Orient, cette Asie, quels en sont, enfin, les frontières réelles ?
Ces frontières sont d’une netteté qui ne permet aucune erreur. L’Asie est là où cesse la vulgarité et où commence l’élégance intellectuelle. Et l’Orient est là où sont les sources débordantes de poésie.
À l’instar de Mahomet, ce coléreux ne profère que malédictions uniques : dans ses différentes difficultés avec les étrangers d’ici, il y mêle quelques violences bien parisiennes, afin qu’ils comprennent quelque chose aux injures qu’il leur adresse.
La France savait ce qu’elle faisait en lui demandant une traduction du Koran.
La mission de Jouvenel savait moins bien ce qu’elle négligeait en ne profitant pas des connaissances de cet écrivain et orientaliste en Syrie et en Égypte, où, depuis, une mission privée l’a commandité pour que puissent paraître, de sa plume trempée dans l’âme de plusieurs races, les Mille et une nuits égyptiennes.
Il a fait une traduction de la Bible en un français qui semble égaler le texte des érudits de la Bible d’Oxford, écrite du temps du Roi James. Si la noblesse de la langue semble parfois se réfugier chez certains, c’est qu’ils ne l’ont pas trop vulgarisée par leur quotidien.
Je n’ai jamais vu Mardrus se servir d’un cliché, à plus forte raison l’écrire. Il s’exprime en « sourates », avec une force affirmative bien à lui, et rien n’est plus franc que son rire qui joue sur un parfait petit clavier, sur lequel parfois sa bouche se referme subitement en bouton de rose offensé…
Le livre de la Vérité de parole — ce livre des morts où chaque momie arrive, tenant son cœur dans la paume de sa main, devant le tribunal suprême, en attestant un bien d’elle-même tel que même les Très-Hauts sont gagnés à sa cause et laissent passer — est peut-être plus digne de foi que les excès contraires d’une humilité chrétienne. Car qui vaut plus la peine d’un mensonge que Dieu ? La réalité est la pauvresse qu’il faut cacher ou renier en vue des vérités divines. Et plus rien ne sépare un bienheureux de ce que, sur la terre, il eût voulut paraître. Pour ces peuples à mirages, la vie, cette matière ingrate, se taille moins à leur ressemblance qu’à ses reflets renversés.
L’on connaît plus un pays par un être que par un voyage.
Et je suis reconnaissante au docteur J.-C. Mardrus de cette longue, amusante ou parfois orageuse amitié, qui me mit si intimement en présence de l’Orient !
(Aventures de l'esprit. Éditions Émile-Paul Frères, 1929)
(Aventures de l'esprit. Éditions Émile-Paul Frères, 1929)
NATALIE CLIFFORD BARNEY
El doctor Jesucristo Mardrus
El doctor Jesucristo Mardrus es el único hombre al que tuteo, porque en veinticinco años no me ha faltado el respeto ni un solo momento, y merece, en consecuencia, por tal razón y por muchas otras, esta distinción.
Mi padre, hombre de un solo mundo —el suyo—, mi padre, menos perspicaz, cuando me llevó en coche hasta el Point-du-jour, donde vivían los Mardrus por aquel entonces, al ver al doctor que salió a recibirme, con sus ojos orientales como delineados con khôl detrás de sus quevedos, dudó en dejarme en el “Rosedal”, aunque más no fuese que por el tiempo que durase su paseo por el Bosque. Al volver me encontró con los brazos llenos de libros y de rosas, contenta de mostrarle mis dedicatorias, y animada por un tal entusiasmo literario que se quedó más tranquilo, aunque contrariado al ver que yo prefería esas personas a las de las fiestas mundanas a las que aún trataba de llevarme.
Entregada por entero a mis nuevos amigos, lo dejé plantado en un yate en el que me esperaba un novio en ciernes, que había arreglado junto con él mi presentación en la corte de Inglaterra. Pero no contaba con mi naturaleza, que le hizo frente, a veces con demasiado rigor, hasta el final.
El doctor y la señora Mardrus me abrían el mundo de las Mil y una noches y el de las letras. Y no se colaba en todo ello ningún pensamiento ambiguo, interesado o vicioso. Y si el doctor me propuso una vez, delante de su esposa, que me sometiese al deber de dar a luz por ellos, fue para repartir de manera más pareja el trabajo entre nosotros. Que yo llevase su hijo en lugar de su mujer, a la que su obra literaria no le dejaba tiempo para hacerlo, le parecía la cosa más natural del mundo. Pero mi naturaleza se opuso una vez más y, a pesar de mi disponibilidad y del honor que me hacía, tuve que negarme.
Es sin duda en circunstancias de una originalidad semejante en las que el doctor Mardrus escandaliza al común de los hombres.
¿No hay que ser un puro para atreverse a violar con tanta candidez las reglas del decoro, que a veces están fundadas en complicaciones mucho menos honestas? Y si, como Cándido, El infringe los usos, es porque estos a menudo lo necesitan.
En otros momentos, ¿no actúa, como Francisco, por alegre necesidad? Por otra parte, la moral está hecha para los que no tienen suficiente salud moral para despreciarla cuando es necesario, y ¿no hace falta estar dotado de un coraje muy superior para negarse a conformarse a ella?
¡Las maldades y maleficios del doctor Jesucristo Mardrus están tan a la vista que llegan a hacerle algo así como un manto de inocencia!
Y los medio impuros, los casi del todo impuros, los impuros por completo se lamentan de ello, ellos, que se esconden bajo un vestuario de confección a precio rebajado tomado del escaparate de las buenas costumbres en plena bancarrota.
Por una travesura de André Germain, el doctor Mardrus se encontró sentado a la mesa junto a la señora L. M…, de quien él creía que era su enemiga. Y, ya desde la sopa, sintiéndose en terreno movedizo, la amenazó con la mujer que tenía del otro lado, es decir, yo. “está amiga de toda la vida”, le dijo él, “le arrancaría los ojos a quien se atreviese a mirarme sin amabilidad”. La señora L. M…, divertida al sentirse aludida, me preguntó si era cierto. Y yo le confesé que, como no me gustaba el derroche, me esforzaría primero, antes de arrancar ojos, en iluminarlos.
Otra señora le explicaba a mi amigo que ella le temía a causa de las maldades que decía.
—¿Yo, decir maldades, señora, perder mi tiempo en decir maldades? Si le tengo ojeriza a alguien, se las hago.
Hablándole de un colega a quien yo trataba por todos los medios de encontrarle una situación más acorde con sus necesidades y aptitudes, el doctor Jesucristo afirmó que era su mitad italiana la que inducía a mi protegido a especie de mendicidad que pretende que todo el mundo se ocupe de uno.
—Y dime, rubia, ¿en qué es él más interesante que otro que no pide nada?
El doctor Mardrus no reacciona en ninguna circunstancia de una manera prevista — es eso tal vez lo que lo hace tan inquietante para algunos.
El prefacio de su Reina de Saba expone elocuentemente su malestar de exiliado: ¿Quiere saberse donde comienza exactamente el Oriente?
Allí donde acaba la vulgaridad.
Abrevio de memoria, pero éste es el texto de Mardrus (prefacio a la Reina de Saba) en su integridad y su esplendor:
Pero ¿cuáles son, al fin de cuentas, las fronteras reales de este Oriente, de esta Asia?
Esas fronteras tienen una precisión que no permite ningún error. El Asia está allí donde termina la vulgaridad y comienza la elegancia intelectual. Y el Oriente está allí donde están las fuentes desbordantes de poesía.
A semejanza de Mahoma, éste colérico sólo profiere maldiciones únicas: en sus distintas dificultades con los extranjeros de aquí, mezcla algunas violencias muy parisinas, para que comprendan algo de las injurias que les dirige.
Francia sabía lo que estaba haciendo cuando le pidió una traducción del Corán.
La misión de Jouvenel no sabía tan bien lo que dejaba de lado cuando no sacó provecho de los conocimientos de este escritor y orientalista en Siria y en Egipto, a donde después lo envió una misión privada para que puedan brotar de su pluma empapada en el alma de varias razas las Mil y una noches egipcias.
Ha hecho una traducción de la Biblia en un francés que parece igualar al texto de los eruditos de la Biblia de Oxford, escrita en tiempos del Rey James. Si la nobleza de la lengua parece refugiarse a veces en algunos, es porque no la han vulgarizado demasiado en su vida cotidiana.
Nunca he visto a Mardrus usar un lugar común, y mucho menos describirlo. Se expresa en “suratas”, con una fuerza afirmativa muy suya, y nada es más franco que su risa, que sale de un perfecto tecladito sobre el que a veces se cierra súbitamente su boca, parecida un pimpollo ofendido…
El libro de la Verdad de palabra —ese libro de los muertos en que cada momia, sosteniendo su corazón en la palma de la mano, llega delante del tribunal supremo, dando prueba de un bien hecho por ella tal que incluso los Altísimos se ponen de su parte y la dejan pasar— es quizás más digno de fe que los excesos contrarios de una humildad cristiana. Ya que ¿por quién vale más la pena mentir, si no es por Dios? La realidad es la pordiosera que hay que ocultar o de la que hay que renegar en vista de las verdades divinas. Y ya nada separa a un bienaventurado de lo que, en la tierra, éste hubiera querido parecer. Para esos pueblos afectos a los espejismos, la vida, esta materia ingrata, está menos echa a su semejanza que con sus propios reflejos invertidos.
Conocemos más un país gracias a un ser que gracias a un viaje.
Y yo le estoy agradecida al doctor J.-C. Mardrus por esta larga, divertida y a veces tormentosa amistad que me puso tan íntimamente en presencia del Oriente.
Traducción de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán