viernes, 10 de septiembre de 2010

Marguerite Yourcenar y Silvia Baron Supervielle



Les charités d’Alcippe II

Dans les bois inquiets où rôdent les battues,
Dans les jardins grisés où germe le jasmin,
Scellant d'un doigt levé leurs longues plaintes tues,
J'ai vu venir à moi le peuple des statues;
Le marbre et le métal m'ont saisi par la main.

Au fond des temples d'or où de sombres idoles
De leur yeux de saphir regardent vers la mer,
Un lent soupir, pareil au frisson des gondoles,
Agitait sur leur sein les lourdes girandoles;
Toutes levaient sur moi leur beau regard amer.

Dans les gouffres des monts, aux gorges des Carrares,
Les marbres non taillés ont crié sous mes pas,
Et le jaspe, et l'agate, et les porphyres rares,
Traînés sur les chantiers par des sculpteurs barbares,
M'ont dit quel désespoir consiste à n'être pas.

Ils souffraient d'ignorer de quels noms on les nomme,
Quels rois ou quels Césars, passifs représentants,
Ils iront figurer sur les portes de Rome,
Et quel maître oublié dans cet enfer de l'homme
Va subsister en eux comme un outrage au temps.

Les Dieux grecs lamentaient leur beauté toujours vaine,
Lassé de tout l'encens d'eux seuls inaperçu,
Les tiédeurs des beaux soirs n'emplissant pas leurs veines,
Et, sous leur pâles fronts ceints d'ache et de verveine,
La douleur d'exister sans l'avoir jamais su.

Les Dieux m'ont demandé mon âme intarissable,
Comme une source d'or qui viendrait sourdre en eux,
Afin que le fidèle à genoux sur le sable,
Voyant sourire enfin leur masque inconnaissable,
Ouvre les bras, s'écrie, et se relève heureux.

Pour qu'ils puissent enfin écouter ceux qui prient,
Ou se moquer entre eux des sots adorateurs,
Ouvrir sur l'univers leurs yeux de pierreries,
Las de notre imposture et nos idolâtries,
Punir leurs desservants et frapper leurs sculpteurs.

J'ai donc collé ma bouche à leurs sévères lèvres,
Au marbre déjà chaud puisque je l'embrassai;
Mon âme avec ses peurs, ses désespoirs, ses fièvres,
Dans leurs rigides corps polis par les orfèvres,
S'en alla toute entière avec tout son passé.

Mon corps veuf de mon âme errait dans l'étendue,
Insensible aux appels des vents mélodieux;
Comme une lampe d'or vainement suspendue,
Dont l'huile goutte à goutte à jamais s'est perdue,
Mon âme m'avait fui pour animer les Dieux.

MARGUERITE YOURCENAR


Las caridades de Alcipio II

En los inquietos bosques vibrantes de batidas,
Por los jardines ebrios donde sube el jazmín,
Sellando con el dedo sus quejidos callados,
Vi venir hacia mí una legión de estatuas;
El mármol y el metal me tomaron la mano.

En los templos dorados donde sombríos ídolos
Miran con sus ojos de zafiro hacia el mar,
Un suspiro, como el escalofrío de una góndola, alargado,
Alzaba en sus senos pesadas girándulas;
Todas, con sus hermosos ojos amargos, me miraban.

En las simas de los montes, en los tajos de Carrara,
El mármol bruto bajo mi paso gritaba;
El jaspe, el ágata y los pórfidos raros
Por el salvaje escultor al taller arrastrados,
La desesperanza de no ser me decían.

Sufrían de ignorar los nombres que tenían,
De no saber qué César o qué Rey pasivamente
Serían sobre las puertas de Roma;
Qué olvidado maestro en este infierno del hombre
Como una afrenta al tiempo, en ellos, seguiría

Los dioses griegos sufrían de su belleza vacía,
Cansados del incienso invisible alrededor;
La dulce tibieza de las tardes no llenaba sus venas
y en sus lívidas frentes de apio y de verbena
Ceñía el dolor de ser sin haberlo sabido.

Los dioses me pedían mi alma inagotable
Que de ellos como una fuente refulgente manaría,
Para que el fiel en la arena arrodillado,
Viendo al fin sonreír sus máscaras secretas,
Abra los brazos, se regocije y se yerga embelesado;

Para poder de pronto escuchar a los que rezan
O burlarse en voz baja del tonto adorador,
Desplegar sobre el mundo sus ojos de diamantes,
y hastiados de la impostura y de la idolatría
Castigar al sacerdote y golpear al escultor.

Pegué entonces mi boca a sus labios severos,
Al mármol en mi abrazo ardiendo ya;
Mi alma de temores, de quebrantos, de fiebres,
En esos duros cuerpos que el orfebre pulió,
Entera y con todo su pasado se alejó.

Viudo de mi alma mi cuerpo vagaba por la extensión,
Insensible a las señales del viento melodioso;
Como una lámpara de oro en vano suspendida
Cuyo aceite, gota a gota, para siempre se virtió,
Para animar a los dioses mi alma me abandonó.

Traducción de SILVIA BARON SUPERVIELLE

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